Ibuka-Mémoire et Justice réclame la Justice pour les victimes du génocide des Tutsi depuis sa fondation. Les génocidaires fugitifs impunis n’auront donc pas de repos, les négationnistes non plus car eux aussi ne renoncent pas au génocide. C’est pourquoi, depuis au moins 20 ans, l’association réclame une loi érigeant le négationnisme visant les Tutsis en délit.
Désormais c’est chose faite par une loi du 5 mai 2019. Le négationnisme était une faute, dont réparation pouvait être demandée au juge civil, il peut aujourd’hui conduire le contrevenant en correctionnelle car nier le génocide des Tutsis est à présent un trouble à l’ordre public belge, que les procureurs du roi avec les polices du royaume ont mission de réprimer.
Dans la Belgique de nos rêves tout serait pour le mieux. La réalité est hélas bien décevante. Voilà des décennies que les parquets, sans doute faute de moyens, se désintéressent de ce type de délinquance, comme d’ailleurs de tout ce qui se rapporte au racisme et à l’antisémitisme, de sorte que les victimes doivent agir à leur place. Contre cela nous ne pouvons pas grand-chose, dès lors que même les lamentations de nos plus hauts magistrats demeurent sans effet. De plus, la loi de 2019 n’est pas celle qui était attendue. Nous voulions que la loi du 23 mars 1995 réprimant le négationnisme du génocide nazi étende son champ d’application aux nouvelles formes de négationnisme, celle qui s’en prend au génocide perpétré par le Hutu Power au Rwanda et celle qui nie le génocide jeune-turc de 1915. Nous le voulions d’autant plus que c’était aussi le vœu du législateur de 1995. Non seulement la loi du 5 mai 2019 n’ose pas réprimer le négationnisme imposé et propagé par l’Etat turc, mais au lieu de s’en prendre au génocide elle cible le racisme. Aujourd’hui, 3 génocides avérés sont niés en Belgique. 3 négationnismes, 3 régimes juridiques différents. Si je voulais être grossier, je dirais qu’il y a une « vraie » loi pour les juifs, celle de 1995, une « petite » loi noyée dans l’antiracisme pour les Tutsis, celle de 2019, et pas de loi du tout pour les Arméniens et autres chrétiens ottomans. On se souvient que le fort mouvement opposé à ce qu’il dénonçait comme « lois mémorielles » prétendait que de telles lois créeraient des tensions sociales à cause de la « concurrence victimaire ». Ironie de l’histoire, en 2019, c’est l’Etat lui-même qui cherche à diviser les victimes de génocide en appliquant à chacun des génocides une loi différente. Les nouveaux antisémites dénoncent la loi de 1995, taxée de « loi shoah ». En privant les autres victimes de négationnisme du fondement de la loi de 1995, la loi nouvelle leur donne hélas raison. Lui collera-t-on un jour l’étiquette de « loi des Tutsis », puisqu’elle ne servira en réalité qu’à eux ? La négation du génocide jeune-turc reste soumise au droit civil, même si, ici ou là, des sanctions administratives menacent les négationnistes dans certains domaines. Diviser pour régner, c’est vieux comme le monde.
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Voyons cela brièvement de plus près.
La loi du 5 mai 2019, qui en compte beaucoup, comporte un chapitre consacré à l’ajout d’une disposition à la loi du 30 juillet 1981 contre le racisme, plus connue sous le nom de « loi Moureaux ». Depuis 2019, on peut donc y lire ceci :
Article 20
« Est puni d’un emprisonnement d’un mois à un an et d’une amende de cinquante euros à mille euros, ou de l’une de ces peines seulement :
(…)
5° Quiconque, dans l’une des circonstances indiquées à l’article 444 du Code pénal, nie, minimise grossièrement, cherche à justifier ou approuve des faits correspondant à un crime de génocide, à un crime contre l’humanité ou à un crime de guerre tel que visé à l’article 136quater du Code pénal, établis comme tels par une décision définitive rendue par une juridiction internationale, sachant ou devant savoir que ce comportement risque d’exposer soit une personne, soit un groupe, une communauté ou leurs membres, à la discrimination, à la haine ou à la violence, en raison de l’un des critères protégés ou de la religion, au sens de l’article 1er, § 3, de la décision-cadre du Conseil de l’Union européenne du 28 novembre 2008 sur la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal, et ce, même en dehors des domaines visés à l’article 5« .
On remarque le caractère général de cette clause. Il n’y est pas directement question du génocide des Tutsis. Pour l’inclure dans son champ d’application, la loi recourt à une formulation déconcertante. L’interdiction de la négation n’est pas limitée au seul génocide, elle embrasse également les crimes contre l’humanité et même les crimes de guerre ; mais pas tous, seulement ceux qui sont établis par une juridiction internationale, comme si on voulait protéger l’honneur des juges en empêchant de critiquer leurs sentences.
On est loin du principe que l’on croyait établi en matière de négationnisme par la loi du 23 mars 1995, celle qui a inauguré le délit de négationnisme, en commençant par le génocide nazi. Que dit l’article 1 er, alinea 1, de cette loi :
« Est puni d’un emprisonnement de huit jours à un an et d’une amende de vingt-six à cinq mille francs quiconque, dans l’une des circonstances indiquées à l’article 444 du Code pénal, nie, minimise grossièrement, cherche à justifier ou approuve le génocide commis par le régime national-socialiste allemand pendant la seconde guerre mondiale. »
On a envie de dire avec Boileau : « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément ».
La loi de 1995 a été mûrement et longuement délibérée. Nombre d’experts ont été entendus (philosophes, historiens, institutions spécialisées), tant à la Chambre qu’au Sénat. On était donc fondé à croire qu’une extension de la répression du négationnisme s’appuierait sur un socle aussi solide et pertinent. On le voit, il n’est en rien. La proposition de loi adoptée le 5 mai 2019 était présentée comme la mise en œuvre de traités internationaux, à savoir un Protocole du Conseil de l’Europe (du 28 janvier 2003 additionnel à la Convention européenne sur la cybercriminalité du 23 novembre 2001) et la Décision-cadre du Conseil de l’Union européenne, à laquelle la loi nouvelle loi se réfère. Nos parlementaires, habitués à approuver quotidiennement des accords et décisions internationaux, ont donc pu croire que l’entérinement demandé était une formalité, qu’ils ont expédiées d’autant plus promptement qu’ils étaient pressés de clôturer la législature pour faire place aux élections.
La Chambre a donc suivi les auteurs de la proposition de loi et tourné le dos à la loi du 23 mars 1995 pour placer la nouvelle disposition anti-négationniste dans la « loi Moureaux » contre le racisme. Curieusement, l’exposé des motifs fait allusion à cette loi de 1995, mais en lui accordant le seul mérite d’avoir répondu « partiellement, à l’obligation contenue » dans le Protocole du Conseil de l’Europe. La loi nouvelle ayant une portée plus large que celle de 1995 devait, en toute logique, la remplacer et mettre fin à son existence. C’est ce que prévoyait déjà un projet de loi avorté après avoir été vivement débattu au parlement en 2005. Ce n’est pourtant pas ce que les auteurs de la proposition ont préconisé ni ce que la Chambre a décidé.
Sur ce point on lit ceci dans l’exposé des motifs :
« Toutefois, vu la spécificité de la loi du 23 mars 1995 tendant à réprimer la négation, la minimisation, la justification ou l’approbation du génocide commis par le régime national-socialiste allemand pendant la seconde guerre mondiale, il est jugé préférable de laisser telle quelle cette loi et d’introduire les dispositions nouvelles, comme y invite la décision-cadre du Conseil de l’Union européenne sur la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal, dans les dispositions actuelles du droit pénal belge réprimant les faits racistes et xénophobes, soit la loi du 30 juillet 1981 tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme ou la xénophobie ».
On n’a donc pas touché à la loi du 23 mars 1995, malgré l’avis d’UNIA. Les auteurs prennent soin de s’en justifier en faisant valoir la spécificité et la singularité du génocide nazi au regard du contexte historique belge et sa reconnaissance comme tel par un arrêt de la Cour européenne des Droits de l’Homme du 15 octobre 2015 (arrêt Perincek). Pour eux, la loi du 23 mars 1995 aurait donc une valeur symbolique, et ce seul motif justifie qu’elle ait survécu à la réforme de 2019, alors même qu’elle fera double emploi. Concrètement, un fait de négation du génocide nazi pourra donner lieu à des poursuites pénales tant sur le fondement de la loi de 1995 que de l’article 20 de la loi de 1981.
Puisque double emploi il y aurait, entre une loi de 1995 prétendument conservée pour le symbole et une loi prétendument moderne au large spectre, la loi de 2019 ne sera-t-elle pas préférée systématiquement à celle de 1995 ? N’étant pas naïf, nous avons évidemment aperçu les différences entre les 2 lois, de sorte que nous saurons faire le bon choix.
Quelles sont ces différences ? J’en vois essentiellement 3 :
1° Commençons par la plus vénielle, le minimum prévu de la peine d’emprisonnement par la loi de 1995 est de 8 jours outre une amende, tandis que la loi de 2019 permet de remplacer l’emprisonnement par une amende (en France, ce sera au minimum 1 an de prison plus une lourde amende). A priori, en cas de choix, l’ancienne loi sera préférée.
2° La loi de 2019 conditionne son application à la preuve de ce que l’auteur des faits savait ou devait « savoir que ce comportement risque d’exposer soit une personne, soit un groupe, une communauté ou leurs membres, à la discrimination, à la haine ou à la violence, etc. ». Cet élément moral apprécié souverainement par le juge est typique de la règlementation antiraciste. Rien de tel dans la loi de 1995, dont la sanction pourra tomber tel un couperet dès que la simple matérialité des faits est établie. L’absence d’élément moral pour établir l’infraction est certes exceptionnelle pour ce niveau d’infraction, mais à crime exceptionnel, le génocide, mesure exceptionnelle. On sait qu’en l’état de notre justice internationale punir un génocide tient du miracle, qu’au moins alors les Etats en interdisent l’importation de la promotion ou de la négation sur leur sol.
3° Tandis que la loi de 1995 punit celui qui « nie, minimise grossièrement, cherche à justifier ou approuve le génocide commis par le régime national-socialiste allemand pendant la seconde guerre mondiale », celle de 2019 s’en prend à celui qui « nie, minimise grossièrement, cherche à justifier ou approuve des faits correspondant à un crime de génocide, à un crime contre l’humanité ». (C’est nous qui soulignons)
Il saute aux yeux que ces deux dernières différences ne sont pas sans affecter l’efficacité de la loi de 2019.
Pour ce qui est de l’élément moral requis, rapporter cette preuve ne paraît pas insurmontable, dès lors qu’il suffit d’établir que l’auteur des faits devait savoir que ses agissements risquent d’exposer à la haine, une notion qui connait du reste une interprétation large. Il faudrait que l’auteur soit proche de la démence pour échapper à la punition. Il n’empêche que la preuve de l’élément moral complique la tâche de l’accusation et engendre l’insécurité.
Quant à la 3è différence portant sur la formulation, il est permis de craindre la rouerie dont les négationnistes, nous le savons, sont capables. Je songe à un discours remettant en question non pas les faits constitutifs du génocide mais la qualification juridique de ceux-ci. Ainsi, par exemple, prenant la défense du négationniste patenté Emir Kir, bourgmestre de Saint-Josse-ten-Noode et ancien ministre élevé, en 2019, à la dignité de Grand Officier de l’Ordre de Léopold II, feu le ministre Philippe Moureaux, déclara, en 2005, qu’en 1915 les Arméniens avaient été victimes d’une tentative de génocide, sans déclencher la moindre protestation antiraciste. Comment une déclaration de ce genre au sujet du génocide des Tutsis serait-elle traitée aujourd’hui par le juge belge ? Il est permis d’avoir des craintes.
En superposant la loi nouvelle à celle de 1995, les auteurs de la loi de 2019 et derrière eux, n’en doutons pas, le gouvernement et ses instances tutélaires supranationales, réécrivent l’histoire et font œuvre d’un révisionnisme grossier. Ils nous présentent, en effet, la loi du 23 mars 1995 comme une exception et la nouvelle comme la règle. Or, outre que cette théorie a contre elle la chronologie, il suffit de se pencher sur les travaux préparatoires à la loi du 23 mars 1995 pour comprendre que le législateur d’alors, loin de vouloir honorer la mémoire des victimes de la shoah par une loi exceptionnelle, a fait œuvre innovatrice et fondatrice en instaurant un nouveau délit et en ouvrant la porte aux extensions de la loi, que l’apparition de nouvelles formes de négationnisme rendrait nécessaires.
Ce n’est pas sans raison que depuis 20 ans les organisations juives, arméniennes et Ibuka militaient ensemble en faveur d’une extension de la loi de 1995. Sur son excellent modèle, il aurait suffi d’ajouter quelques mots, une référence au génocide perpétré par le Hutu Power en 1994 et une autre à celui du gouvernement Jeune-turc de 1915 pour faire pièce aux nouveaux négationnistes de manière efficace. Répétons-le, c’était le vœu du législateur de 1995.
L’adoption de la loi du 5 mai 2019 nous met le doigt sur un symptôme de changement d’époque. La loi de 1995 est une loi pénale proprement belge. Son initiative est belge, sa confection est belge, elle a occupé les deux chambres législatives pendant près de 2 années, sa raison d’être et son but est de faire face à une délinquance menaçant l’ordre public belge. De son côté, la loi de 2019, surnommée à juste titre « pot-pourri », est européenne. Son initiative est européenne, sa confection est européenne, elle a été expédiée par la Chambre en 10 semaines de temps et presque sans débat en profitant des vacances de Pâques et de la bousculade d’une fin de législature pour tromper la vigilance des électeurs concernés, et son but dépasse manifestement le cadre national, puisque l’état de la délinquance qui sévit chez nous n’a pas été pris en considération. La loi de 2019 est une loi non pour la Belgique mais pour l’Humanité.
La démocratie est le pouvoir du peuple par le peuple pour le peuple, comme l’a bien dit Abraham Lincoln. Depuis quelques années des politologues osent dire que nous ne serions plus en démocratie. On en pensera ce que l’on voudra mais en tous cas cet épisode de la loi du 5 mai 2019, qui mériterait bien d’autres développements, donne raison à ceux qui tirent le signal d’alarme.
Michel Mahmourian
25 mars 2022
(*) prononcé au cours du colloque Le génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda en 1994
face au défi du déni organisé par l’ASBL Ibuka-Mémoire et Justice le 25 mars 2022 au parlement