+ Albert Gakumba
Ami de longue date d’Ibuka, j’ai fait la connaissance d’Albert Gakumba en 2008.
En ce temps-là, le temple de la mémoire vive, de la mémoire douloureuse, de la mémoire privée du deuil était menacé de l’intérieur. La situation était critique. Il y eut une rude et longue bataille judiciaire. Finalement, le ciel s’entrouvrit et la Justice étendit sa main sur Ibuka. Elle convoqua elle-même les membres de l’association afin qu’ils élisent un nouveau conseil d’administration. Des élections purent donc avoir lieu de manière irréprochable qui portèrent Albert à la présidence. Le temple était rétabli. A sa tête était placé pour la première fois – et espérons-le, la dernière – un président oint par le Pouvoir judiciaire.
D’emblée, on sentit qu’Ibuka avait trouvé son sauveur. Dans sa septantième année, le président Gakumba, par sa générosité, son équanimité et, pour tout dire, sa sagesse exorcisa Ibuka, dont les feux se rallumèrent.
Nous nous sommes revus dans le cadre de nos fonctions présidentielles respectives, agissant et apparaissant main dans la main chaque fois qu’il s’agissait de représenter et défendre publiquement nos causes. Avec leurs frères juifs, Tutsi et Arméniens ont fait front comme un seul homme et parlé d’une seule et même voix, l’un se portant par ailleurs d’office avocat de l’autre. Le message était compris jusqu’en haut lieu. Abandonnés par le monde, déshérités et réprouvés, les victimes du génocide ne sont pas seules.
Sacrée fonction que celle de président d’Ibuka ! A mes yeux, Albert en était l’incarnation exemplaire. Il était grand par sa stature, par son verbe et par ses silences. Il en imposait.
Le président Gakumba était la démonstration de l’axiome d’Auguste Comte : les morts gouvernent les vivants. Il était leur voix et cette voix ne pouvait évidemment dire que la vérité. Il était aussi leur serviteur et Ibuka ne pouvait être sous meilleure sauvegarde. Il était enfin une lumière pour le monde car sa parole était celle d’un revenant, initié par l’épreuve de la mort et même de la mort la plus ignominieuse.
J’ai connu Albert dans la septantaine, alors qu’il était déjà libéré du noble fardeau d’avoir à gagner sa vie et celle de sa famille. Comme tout homme en recherche, il a sans doute suivi des voies divergentes, fait marche arrière. La vie des artistes se découpent en périodes, celle des penseurs aussi, qui peuvent changer d’école ou en créer de nouvelle. J’ignore quel a été le cheminement intellectuel d’Albert. Comme tous les pécheurs que nous sommes il a pu se tromper. Peu m’importe peu cependant car, avec le philosophe, je crois que dans la vie mouvementée des grands hommes la vérité se trouve dans la dernière étape. Quoi qu’il en soit, le président Gakumba a donc bien été le vrai Albert. Et cet Albert, dont nous gardons le précieux témoignage, ne pouvait être qu’un juste.
Adieu, cher Albert. Comme disent les Arméniens, que ton âme repose en paix dans la maison du Père en attendant le Jugement dernier.
MM
25 juin 2021