Colloque : Génocide commis contre les Tutsi du Rwanda : 25 ans après, connaître, juger, transmettre (BRUXELLES 28 Mars 2019) – Intervention : Dr BIZIMANA Jean Damascene – Secrétaire Exécutif, Commission nationale de lutte contre le génocide, Kigali/Rwanda.
On ne peut pas bien traiter le sujet de la lutte contre le génocide et son idéologie en se situant uniquement à la fin du génocide commis contre les Tutsi en 1994. De fait, la lutte contre l’idéologie qui a engendrée l’extermination des Tutsi au Rwanda suppose de revisiter les moments fatidiques de l’histoire du Rwanda car c’est là-dedans que se situe le nœud du problème auquel le Rwanda post-génocide de 1994 a été confronté.
Dans ma présentation, je reviendrai donc sur certains aspects d’ordre historique puisque cette chronologie des faits est nécessaire pour la compréhension des enjeux de lutte contre le génocide et son idéologie au Rwanda après juillet.
Pour lutter contre une idéologie nocive, comme celle ayant donné lieu au génocide des Tutsi, il faut d’abord identifier ses causes et les analyser avec lucidité pour prendre des mesures appropriées. Ainsi, au Rwanda l’une des causes majeures qui ont généré le génocide, et sur lesquelles tous les analystes se rejoignent est celle de la consécration de ce que l’on appelle la culture de l’impunité au Rwanda qui a été introduite dans le pays depuis les premiers massacres de Tutsi en novembre 1959. Sans cette culture de l’impunité, il est clair que le génocide des Tutsi de 1994 n’aurait pas eu lieu ou du moins il n’aurait pas atteint l’ampleur d’une extermination systématique, rapide et généralisée dans tout le pays en un laps de temps de trois mois.
Depuis les premiers massacres et surtout à partir de 1963, les pouvoirs successifs ont mis en place des mécanismes de récompenser les tueurs qui s’étaient distingués dans des tueries anti-tutsi pour les remercier du zèle qu’ils accomplissaient dans ces crimes odieux. En 1965, ce système a pris une ampleur considérable puisque le régime rwandais de l’époque a établi des lois d’amnistie pour les tueurs, et des arrêtés présidentiels et ministériels ont été élaborés pour priver les réfugiés tutsi de leurs biens, que ce soit des réfugiés qui avaient pris le chemin de l’exil vers les pays étrangers, que ce soit aussi les déplacés tutsi de l’intérieur que le pouvoir rwandais et la colonisation belge avaient fait quitter de force leurs terres pour les installer dans des zones insalubres pour les faire mourir de mauvaises conditions de vie.
Je vais vous donner quelques exemples de ces injustices qui avaient été implantées au Rwanda par les régimes qui se disaient hutu depuis 1959 pour vous faire comprendre le degré qu’avait pris cette culture d’impunité à laquelle il fallait impérativement mettre fin après l’arrêt du génocide en 1994.
Le 8 juin 1961, le ministre de la justice de l’époque, Anastase Makuza, a pris un arrêté ministériel destiné aux juges et aux greffiers des tribunaux concernant les biens laissés par des réfugiés tutsi exilés en 1959 : « Les biens meubles et immeubles qui ont été laissés par les réfugiés et qui ont été distribués aux populations par les bourgmestres ou les conseillers communaux, ou les biens meubles et immeubles appartenant à ces réfugiés qui ont été pris par les autorités démocratiques pour les octroyer aux populations, doivent rester sans contestation aux mains des nouveaux acquéreurs. »
Très clairement, le ministre Anastase Makuza donnait des injonctions aux juges pour rejeter d’office tout jugement d’un Tutsi qui oserait réclamer l’appropriation de ses biens laissés lors des tueries ethniques de 1959. Et souvenons-nous qu’à cette époque, les juges étaient nommés par le pouvoir politique ; ils n’avaient aucune indépendance pour refuser ou s’écarter des injonctions du ministre de la justice.
Ces directives ministérielles ont été solidifiées par une loi du 20 mai 1963 qui octroyait une amnistie générale aux tueurs qui avaient massacre les Tutsi en 1959-1960 ou ceux qui avaient pris de force les propriétés des Tutsi :
Art. 1: « Amnistie générale et inconditionnelle est accordée pour toutes les infractions commises à l’occasion de la Révolution sociale pendant la période du 1er octobre 1959 au 1er juillet 1962 et qui, en raison de leur nature, de leur mobile, des circonstances ou des motifs qui les ont inspirées, rentrent dans le cadre de la participation à la lutte de la libération nationale et revêt ainsi un caractère politique même si elles constituent des infractions de droit commun ».
Art. 2 : « Sont écartées du bénéfice de l’amnistie accordée par l’article 1er de la présente loi des infractions commises durant cette période par des personnes qui ont lutté contre la libération des masses opprimées par la domination féodo-colonialiste ».
En très peu de mots, l’article premier octroie l’amnistie générale et inconditionnelle aux Hutu, essentiellement des membres du parti PARMEHUTU ; mais l’amnistie est refusée aux Tutsi et aux Hutu membres du Parti UNAR qui avaient osé demander le départ de la colonisation belge et réclamé l’indépendance dans les années 1959-1960. Cette amnistie octroyée aux assassins a été dans les années suivantes caractérisée par la privation des Tutsi de leurs biens meubles et immeubles pour les condamner à rester en exil ou à ne jamais oser réclamer leurs biens pris de force par des Hutu pour ceux qui étaient restés dans le pays.
En 1966, le président Kayibanda a pris un arrêté présidentiel pour appuyer celui de son ministre de la justice dans lequel il stipule ceci : « Chaque réfugié qui est de retour dans le pays, ne peut pas porter plainte pour réclamer sa maison ou ses terres si ces biens ont été donnés aux autres populations ou bien si l’Etat ou l’autorité communal ont donné à ces biens une autre destination. »
Lors de ce qui a été appelé la deuxième République sous le régime du général Habyarimana qui a pris le pouvoir en 1973, il a poursuivi exactement la même politique de privation des Tutsi de leurs biens comme l’avait fait son prédécesseur Kayibanda, voire d’ailleurs Mbonyumutwa qui a gouverné le pays quelques dix mois du 28 janvier au 26 octobre 1961.
Le 25/12/1973, soit cinq mois après son accession au pouvoir, le président Habyarimana a pris un arrêté présidentiel appuyant les précédents textes de Makuza et de Kayibanda dans lequel il ordonnait en des termes très clairs la non cession des biens et propriétés qui appartenaient aux Tutsi : « Les biens meubles et immeubles qui ont été laissés par des réfugiés tutsi dans le pays sont considérés comme n’ayant plus de propriétaires. Ces biens deviennent la propriété de l’Etat. Ces biens doivent être pris et placés dans le patrimoine communal. Personne n’est responsable de leur départ en exil qui a été causé par leur peur ou leur intimidation. Les autorités en place aujourd’hui ne peuvent en aucun cas être tenus responsables de leur départ en exil. »
Pour couronner le tout dans le but de mettre en application cet Arrêté présidentiel, en 1975, le ministre de l’intérieur, le major Alexis Kanyarengwe a envoyé une note administrative aux bourgmestres dans laquelle il précisait ce qui suit : « Les biens meubles et immeubles qui ont été laissés dans le pays par des réfugiés, que ce soit ceux qui sont en location ou ceux qui ne le sont pas, doivent d’office être distribués immédiatement pour servir les intérêts immédiats de ceux qui en ont besoin. »
Je m’arrête là pour vous épargner la cruauté de ces lois et règlements à l’encontre des Tutsi sous les deux régimes Kayibanda et Habyarimana depuis le début des années 1960.
J’ai pris ces exemples issus des textes législatifs et règlementaires pour d’une part vous montrer le degré d’injustice dans lequel le Rwanda était plongé depuis les années 1960, et d’autre part pour vous situer à quel point le génocide des Tutsi en 1994 n’était qu’une phase finale du problème tutsi tel que les dirigeants de l’époque l’ont exprimé.
Après 1994, le Gouvernement d’Union Nationale mis en place après l’arrêt du génocide par le FPR a pris des mesures courageuses pour mettre fin à cette idéologie criminelle et génocidaire que les deux régimes Kayibanda et Habyarimana avaient institutionnalisée, et nous constatons aujourd’hui que ces mesures portent des fruits par rapport à l’unité nationale et à la consolidation de l’état de droit au Rwanda.
J’en cite quelques exemples et je m’arrêterais là :
- La mise en place des lois réprimant le génocide dont la première date du 30 août 1996. Le Rwanda avait ratifié la convention sur le génocide en 1976 mais avait refusé d’intégrer dans sa législation interne les dispositions de cette convention ; et c’est ce qui explique qu’à la fin du génocide, l’on ne pouvait pas juger des suspects de ce crime puisqu’il n’y avait aucune base légale permettant de les juger. C’est pourquoi il a donc fallu instaurer le parlement, puis s’atteler à la mise en place d’un texte juridique de répression du génocide.Cette première loi est très intéressante sur plusieurs points, mais le plus essentiel est celui de la catégorisation des tueurs selon leur degré de participation au génocide. Ainsi, ceux qui avaient agi en position d’autorité étaient placés dans la catégorie des principaux responsables tandis que les simples paysans qui avaient participé au génocide étaient placés dans la catégorie des exécutants. Cette catégorisation a permis d’établir l’échelle des responsabilités et l’échelle des peines au regard de la gravité des faits et de la position de l’auteur de ces faits.
- Lorsque le système judiciaire que nous connaissons s’est révélé incapable de régler le problème du contentieux du génocide au regard du nombré élevé de personnes poursuivies, le Rwanda a eu le génie de trouver des solutions locales adaptées à sa culture et au contexte du moment. Ce fut la création des tribunaux Gacaca qui ont été créées en 2001 suite aux réflexions qui avaient eu lieu à la présidence de la République entre le 9 mai 1998 et le 13 mars 1999 et qui se déroulaient tous les samedi. Ils sont connus sous le nom de « Ibiganiro byo mu Rugwiro » = Echanges du Village Urugwiro.
Les discussions du Village Urugwiro (présidence de la République) se tenaient tous les samedi et ont duré au total 23 jours. Elles regroupaient les représentants de différentes couches de la population rwandaise notamment les représentants des partis politiques agréés, les ministres, des représentants des membres du Parlement, le président et les vice-présidents de la Cour suprême, les préfets des préfectures et autres personnes ayant une expérience politique affirmée. Ces discussions ont correspondu avec la fin de la période de transition instaurée juste après le génocide qui devait prendre fin le 17 Juillet 1999.
Les résultats de ces échanges ont beaucoup inspiré la politique qui a été suivie dans les années suivantes, notamment la mise en place d’une Commission constitutionnelle qui a travaillé de façon permanente pour recueillir des avis et considérations en vue de l’élaboration de la première Constitution du pays après le génocide. Un certain nombre de lois et de politiques nationale pratiquées aujourd’hui par le Rwanda résulte de ces consultations du Village Urugwiro.
3. La troisième mesure que j’évoquerai est celle de l’élaboration de la loi permettant de sanctionner l’idéologie du génocide. Cette loi a été modifiée en 2015, puis en 2018 pour apporter certains éclaircissements aux dispositions qui posaient problème ou pour combler des lacunes qui ne permettaient pas d’être en mesure de poursuivre des faits négationnistes commis sur Internet ou via les réseaux sociaux. L’existence d’une loi permettant de sanctionner le négationnisme au Rwanda porte ses fruits car elle permet de poursuivre et de condamner en justice des personnes qui outrepassent leur liberté d’opinion pour inciter à la haine ? à l’appel au génocide ou à la négation du génocide.
4. L’autre mesure qu’il importe de souligner ici est celle de la suppression par le Rwanda de toutes les mesures discriminatoires qui avaient constitué la pratique des régimes Kayibanda et Habyarimana. J’en cite quelques exemples :
a) Suppression des cartes d’identité à mention ethnique ;
b) Mélange des soldats issus des deux Armées ;
c) Valoriser les actes héroïques des personnes qui ont sauvé les Tutsi en 1994 ou qui ont refusé l’idéologie du génocide ; comme c’est le cas des politiciens démocrates hutu de l’opposition tués en 1994 par ce qu’ils ne cautionnaient pas le plan du génocide. Un mémorial de ces politiciens a été érigé pour eux dans la ville de Kigali, et il est placé au niveau national sous la responsabilité de la Commission Nationale de Lutte contre le Génocide.
d) Banir la culture de l’exil en faisant rentrer des réfugiés anciens et récents et en supprimant toute exclusion ;
e) Conservation de la mémoire du génocide : mémoriaux, recueil des preuves (digitalisation des documents Gacaca),…
5) La suppression des partis politiques prêchant la haine ethnique, le divisionnisme et l’idéologie du génocide. C’est sur cette base que le MDR fut supprimé après deux rapports parlementaires de 2003 et 2004 qui montraient que ce parti, au lieu d’œuvrer pour l’unité nationale, la justice et la paix, il sensibilisait plutôt ses adhérents à la division ethnique et au négationnisme. Ce parti fut supprimé, de même que plus tard l’organisation FDU-Inkingi de Mme Victoire Ingabire Umuhoza qui voulait l’enregistrer comme parti politique, mais sans succès suite notamment à l’idéologie de haine et du négationnisme que Mme Ingabire et ses partisans véhiculent, laquelle idéologie lui a d’ailleurs valu une condamnation à une peine de 15 ans de prison par la Cour suprême du Rwanda, et qui a bénéficié d’une remise de la peine le 15 septembre 2018 sur décision de son Excellence le Président de la République.
Je terminerai en disant qu’il y a bien au Rwanda beaucoup d’autres mesures politiques autres que juridiques qui ont beaucoup contribué à la lutte contre l’expansion de l’idéologie du génocide. Il s’agit notamment de l’introduction des pratiques nouvelles de bonne gouvernance tel que les comités de conciliateurs ou médiateurs communautaires, les maisons d’accès à la justice, les mutuelles de santé, le programme d’une vache pour chaque famille (Girinka), le programme national d’éducation civique (Itorero), le Dialogue national (Inama y’Igihugu y’Umushyikirano) ainsi que le programme Ndi Umunyarwanda, pour ne citer que ceux-là.
Ces différents programmes de bonne gouvernance destinés à l’amélioration des conditions de vie des citoyens font prendre conscience aux Rwandais que ce qui nous unis est beaucoup plus grand que ce qui nous sépare, et contribue énormément à l’isolement de ceux qui sont toujours enfermés dans la prison de l’idéologie du génocide.
Nous mettons beaucoup d’efforts sur les jeunes générations pour qu’ils puissent constituer le pilier du Rwanda d’aujourd’hui et de demain. Nous souhaitons que cette 25ème commémoration soit une occasion d’impliquer davantage les jeunes à la connaissance de l’histoire du génocide et à sa gestion.
Comme je n’aurais pas l’occasion d’être avec vous le 7 avril pour le lancement des journées de commémoration, je voudrais terminer mon propos en souhaitant aux survivants du génocide d’être forts pendant ces moments tragiques où nous nous souviendrons de nos morts atrocement assassinées pour le seul fait d’être nés Tutsi.
Que leur sang versé soit pour nous une force de courage pour lutter le négationnisme que les assassins de la mémoire, pour reprendre la brillante expression de Pierre-Vidal Naquet, s’efforcent de propager, notamment ici en Belgique où ils jouissent d’une scandaleuse liberté d’action et de nuisance dûe notamment à l’absence d’un texte juridique permettant leur poursuite devant les tribunaux.
Ne vous découragez pas les jours des négationnistes sont comptés.
Je vous remercie.