Excellence Monsieur l’ambassadeur du Rwanda en Belgique,
Monsieur le Représentant de l’Etat belge
Monsieur l’Echevin représentant le Bourgmestre de la Commune de Woluwe Saint Pierre,
Distingués invités, en vos titres et qualités,
Chers frères et sœurs rescapés du génocide des Tutsis
Mesdames, Mesdemoiselles et Messieurs,
Nous voici de nouveau rassemblés pour la 24ème fois, comme tous les 7 avril de chaque année, pour commémorer le génocide perpétré au Rwanda contre les Tutsis en 1994.
Rassemblés avec émotion, avec tristesse, avec compassion (pour ceux qui n’ont pas vécu cette horreur mais qui sont venu par solidarité) ; rassemblés avec de la peine, pour nous qui avons survécus à ce génocide et qui replongeons dans cette histoire macabre, mais croyez-moi, il faut le faire sans hésitation, car c’est une thérapie pour nous.
Un rassemblement qui nous permet d’honorer, de préserver et de raviver la mémoire des victimes de ce génocide, mais aussi de dire à ceux qui ont survécus cette hécatombe que nous les aimons et que nous sommes avec eux.
Un rassemblement qui permet à chacun de nous de se remémorer, ou de s’imaginer l’ambiance inimaginable du 7 avril 1994, date qui a marqué le début du 3ème génocide parmi les plus important du 20ème siècle.
Rassemblement qui nous rappelle le jour où, au Rwanda, le ciel s’est assombri partout, le jour où la mort se baladait partout, le jour où le sang coula partout, le jour où le pays plongea dans le chaos.
Le jour où les belles rivières du Rwanda commencèrent à couler du sang plutôt que de l’eau.
Le jour où les belles collines du Rwanda se transformèrent en abattoir humain. Un des phénomènes qui rendent d’ailleurs ce génocide singulier, car pour la SHOAH, c’étaient des camps de concentration qui ont été utilisés sous la supervision des SS, c’étaient des méthodes plutôt industrielles qui furent utilisées, alors que pour le génocide contre les Tutsis, cela a été une histoire de voisinage. Le voisin étant appelé à tuer son propre voisin, voisin pour monter qu’il sait bien travaillé.
Ah le « GUKORA » (en Kinyarwanda), ce terme qui signifie « travailler » en français, cette expression oh combien cynique, inventée par les planificateurs de ce génocide longtemps avant la solution finale de 1994, pour nier déjà le caractère criminel de ce qu’ils allaient faire et le réduire en un simple travail et tromper les non rwandais. Prouvant encore une fois que le négationnisme d’un génocide est conçu avec celui-ci.
Permettez-moi Mesdames et Messieurs, avant de m’étendre largement, de vous dire d’abord merci, pour avoir répondu encore une fois présent à notre invitation. Permettez-moi de vous dire merci au nom d’Ibuka Mémoire et Justice que je représente aujourd’hui. Vous dire merci, vous, qui sans relâche, venez nombreux le 7 avril pour nous soutenir.
Vous qui venez d’allumer cette lumière en signe d’espoir, espoir que ce qui s’est passé ne se reproduira plus jamais, ni au Rwanda, ni en Belgique, ni ailleurs dans le monde.
Depuis 24 ans, en effet, nous le rappelons et nous n’arrêterons jamais de le rappeler, nous ne le répéterons jamais assez, au risque d’ennuyer ceux qui ne veulent plus l’écouter, nous le rappellerons car le génocide ne vieillie pas.
Nous rappellerons ce qui s’est passé pendant ces 100 jours, nous rappellerons à chacun ses responsabilités, ce qu’il a fait ou ce qu’il n’a pas fait. C’est notre devoir, c’est votre devoir à vous aussi.
Oui, entre avril et juillet 1994, en environ 100 jours seulement, plus d’un million de personnes ont été monstrueusement massacrées sur l’ensemble du territoire rwandais, pour la simple raison qu’elles sont nées tutsies, qu’elles portent dans leurs sangs et dans leurs pièces d’identité, la mauvaise mention ethnique, « Tutsie« .
Massacrées à coups:
- de machettes,
- de haches,
- de lances,
- de flèches,
- de gourdins,
- de baïonnettes,
- de balles de fusils,
- de grenades,
- de chars d’assaut (là où il y avait une résistance), comme à Bisesero, lieu que j’ai eu l’opportunité de visiter en janvier de cette année et que j’invite toute personne qui le peut à visiter, tellement il est chargé d’histoire. Non seulement une histoire macabre, mais aussi, une histoire de courage et de bravoure.
Oui, beaucoup de personnes ont été jetées vivantes dans les latrines ou dans les fosses communes, dans les rivières, les fleuves, les lacs ou enterrés vivants. Personne ne devait survivre !!!! Comme l’a écrit dans sa publication Human Rights Watch.
Pendant cette période, ils ont été massacrées sans distinction aucune : hommes, femmes, enfants, adultes, fœtus, bébé, adolescent, adulte, vieillard.
Des professeurs ont massacré leurs élèves, des élèves ont massacré leurs professeurs, des malades ont tué leurs médecins, des médecins tué leurs malades, plutôt que de les soigner, des femmes qui tuent leurs maris ou des maris qui tuent leurs femmes ou même leurs enfants, en les accusant d’avoir du mauvais sang. Quelle horreur !
Dites-moi franchement, est-ce que ces gens méritent encore d’être appelés des humains ?
Est-ce que ces gens méritent encore de boire et de manger sur la même table que vous, que moi ? Comme si de rien n’était ? Sans aucun jugement et sans aucune forme de procès ?
Le Général Dallaire, qui commandait en 1994 la Mission des Nations Unies pour le Rwanda (la MINUAR) l’a bien écrit dans son livre, en disant « qu’il avait serré la main du diable ». Ces gens ne sont rien d’autres que des diables je vous l’assure.
Ils n’ont même pas hésité à massacrer les étrangers qui étaient censés maintenir la paix et la sécurité, à l’instar des 10 Casques Bleus Belges envoyés au Rwanda dans le cadre de la Mission des Nations Unies pour le maintien de la paix au Rwanda.
Ceci me permet d’ailleurs d’inviter tout le monde ici présent à avoir une pensée pour ces dix Casques Bleus Belges qui ont été également massacrés par les mêmes diables dont le Général Dallaire a serré la main.
Je tiens à remercier la Belgique qui a été pionnière pour juger certains de ces diables, si peu soient-ils, pendant que les autres pays tergiversaient.
J’en profite pour saluer aussi la récente initiative de rouvrir ce dossier pour juger, non seulement les 4 présumés, actuellement sur le banc d’accusation, mais aussi tous les autres présumés qui se la coulent douce ici en Belgique. Les survivants savent les reconnaitre en effet, par ce qu’ils sont leurs bourreaux et sont prêts à témoigner contre eux s’ils obtiennent cette opportunité, mais ils ne feraient rien si la justice belge ne leur accorde pas cette occasion. Il paraitrait même que certains arrivent à se venter publiquement de ce qu’ils ont fait sans avoir peur des conséquences.
Un exemple récent est celui d’un rescapé qui par hasard a rencontré l’assassin de ses parents en train de vanter son action à Gikondo en énumérant le nombre de personnes qu’il a tuées, dont les parents du garçon. Le jeune homme est encore hospitalisé pour le moment, car il a été profondément choqué, jusqu’à perdre ses moyens.
Le coût des procès est fréquemment évoqué comme handicapes à la poursuite de ces gens, mais nous, nous disons que si tel est le problème, ces personnes doivent être extradées vers le Rwanda, là où ils ont commis leur forfait, comme cela a été le cas en Hollande (qui en a extradé déjà 3), l’Allemagne, la Suède, la Norvège, les USA, le Canada, et j’en oublie probablement d’autres.
Nous trouvons que des conventions d’extradition entre la Belgique et le Rwanda devraient être signées, pour permettre cette extradition, d’autant plus que la Belgique connait très bien le Rwanda et a participé à la reconstruction du système judiciaire de celui-ci après le génocide des Tutsi.
Distingués invités
Mesdames et Messieurs,
L’actuelle commémoration se passe dans une période particulièrement chargée en ce qui concerne le génocide contre les Tutsi. Une période marquée par plusieurs événements que je ne passerais sous silence :
Primo : Nous saluons la reconnaissance par l’Assemblé Générale des nations Unies de la vraie qualification ce génocide, une qualification qui lève le doute sur l’appellation du génocide perpétré contre les tutsi du Rwanda en 1994. Dans sa réunion du 26 janvier 2018, il a proclamé officiellement le 7 avril « Journée Internationale de Réflexion sur le Génocide de 1994 contre les Tutsis au Rwanda ». Corrigeant ainsi la résolution 28/234 du 23 décembre 2003 consacrant la terminologie du 7 avril comme « Journée Internationale de Réflexion sur le Génocide au Rwanda ». Appellation ambiguë, suscitant la confusion et l’encouragement de ceux qui voulaient nier ou amalgamer ce génocide.
Comme il n’y a jamais eu de génocide allemand, ni de génocide des résistants européens, il n’y pas eu de génocide rwandais. Ceci est une globalisation digne d’une banalisation.
Il y a eu un génocide contre les Tutsi, point barre !!!!
Combien de fois avons-nous répété cette demande de correction ? Ici même devant ce mémorial pour qu’il change de nom ? L’AG des Nations Unies vient de nous donner raison. Qu’elle en soit remerciée. Merci aussi à la commune de Woluwe Saint Pierre qui a accepté de changer et au Ministère belge des Affaires étrangère et à l’Ambassade du Rwanda en Belgique qui ont joué un rôle important dans ce changement.
Secundo : Ces derniers temps également, ici en Belgique, nous assistons à une monté en force du négationnisme du génocide contre les Tutsi, opéré par des individus ou des groupes d’individus, rwandais ou non rwandais, dont certains étaient encore jeunes lors de ce génocide ou sont nés après celui-ci. On y trouve des journalistes et des académiciens et tous veulent remettre en cause cette vérité historique, pourtant basée sur une jurisprudence abondante.
Leur intention est de brouiller les cartes, ou de semer la confusion quant à la dénomination des victimes et des auteurs de ce génocide, pour diverses raisons, soit personnelles, soit familiales (pour effacer la responsabilité de leurs parents) ou à la suite des ambitions politiques.
Que les choses soient claires, les victimes de ce génocide savent qui sont leurs bourreaux, ils ne les ont jamais oubliés, ils ne les oublieront jamais :
Ce génocide a été commis contre les tutsi : ça, les Nations Unies l’ont confirmé.
Ce génocide a été commis par les hutu : qu’ils soient du gouvernement intérimaire ou non, du Hutu power comme ils se surnommaient eux-mêmes, qu’ils soient intellectuels ou paysans, le slogan était connu depuis 1959 : « c’est que le Hutu devait se débarrasser du Tutsi ».
Cela est connu depuis le manifeste des Bahutu de 1957, avec la création des 10 commandements des Hutus en 1959 par Monsieur Joseph GITERA, lesquels ont été repris par Kangura en 1994, un peu avant le génocide pour mobiliser les futures génocidaires.
Mais aussi, il faut que les choses soient claires, ceci n’est pas une globalisation de ma part, tous les Hutus n’ont pas tué et tous les Hutus ne sont pas des génocidaires.
Bien au contraire :
– certains se sont opposés à cette entreprise macabre et certains en ont payé de leur vie ;
– d’autres ont caché les Tutsis au risque de se faire tuer également;
– d’autres se sont mêmes livrés volontairement aux assassins, pour mourir avec leurs protégés, comme sœur Niyitegeka, l’Abbé Bosco, etc.
– d’autres les ont sauvés en les faisant traverser la frontière.
Ceux-là sont des héros qui méritent le titre de juste parmi les nations comme cela existe pour la SHOAH.
Ibuka Mémoire et Justice a organisé récemment au Parlement européen une demi-journée de réflexion sur la thématique de la pénalisation du négationnisme du génocide des Tutsis et de son impact sur la libre expression, l’écriture de l’histoire, la réconciliation et le vivre ensemble. Le constat a été catégorique : cette pénalisation n’est en aucun cas une violation du droit à la libre expression, ni un frein à la liberté d’écriture de l’histoire, ni un frein à la réconciliation et au vivre ensemble.
Ce qui est puni par la loi n’est pas la différence d’opinion, mais l’abus de l’exercice de la liberté d’expression, qui pourrait porter atteinte à l’ordre public et aux droits des tiers.
Le négationnisme du génocide tue, car il assassine la mémoire, comme nous l’a démontré le Professeur Frédéric Encel pendant ce colloque, car il transforme la victime qui raconte ce qu’il a vécue, en menteur, en escroc ou en démagogue.
La négation du génocide alimente aussi le radicalisme et le rejet de l’autre, avec les conséquences incalculables que l’on peut entrevoir déjà.
Un projet de loi pénalisant en Belgique le négationnisme la banalisation, ou la minimisation du génocide contre les Tutsis a d’ailleurs été déposée à la chambre par Monsieur Gilles Foret, député MR au Parlement fédéral belge. Il est en attente de discussions et nous espérons qu’il sera voté, même s’il y a encore certaines petites modifications que nous aimerions voir apportées.
Je vous invite à le soutenir tous, pour mettre fin à ce déni de justice et à cet assassinat de la mémoire des victimes que constitue la négation du génocide contre les Tutsis.
Tertio : Enfin, je voudrais terminer sur une affaire qui dépasse les frontières de la Belgique, mais qui nous intéresse particulièrement aujourd’hui, car elle met fin à un silence longtemps gardé injustement, entrainant une frustration importante chez les rescapés qui connaissent la réalité : Il s’agit de l’affaire Guillaume Ancel, dont nous saluons le courage et la détermination à dire la vérité pour apporter sa contribution à la préservation de la mémoire.
Ce Lieutenant-colonel de l’armée française, reconvertie aux affaires, un des officiers et experts qui ont participé à l’opération Turquoise a décidé de rompre le silence et de révéler le rôle de la France lors du génocide contre les Tutsis. Une révélation qui en dit long sur les intentions de la France lors de cette opération et dans les jours qui ont suivis.
Même si la résistance est encore grande, nous espérons que ses révélations permettront de comprendre beaucoup de choses dans ce qui nous est arrivé, mais surtout nous espérons qu’elles ouvriront la porte de la reconnaissance de la vérité et si possible, celle de la réparation et l’indemnisation des victimes de ce génocide.
Nous aimerions aussi voir les officiers belges lui emboîter le pas et révéler la face cachée de ce génocide qu’ils connaissent probablement très bien, comme celle de l’abandon de l’Ecole Technique Officielle (ETO) de Kicukiro, celle de l’assassinat des 10 casques bleus belges qui n’a pas été suivi d’une réaction vigoureuse, contrairement à ce qu’on a vu ailleurs, afin de punir les auteurs, ou du moins protéger ceux qui étaient menacés, au lieu de plier bagage et rentrer sur Bruxelles. Espérons que de ce côté, la vérité finira par être révélée.
Mesdames, Mesdemoiselles et Messieurs,
Je m’en voudrais de terminer mon intervention, sans réitérer mon appel habituel à la préservation et à la perpétuation de la mémoire universelle, car le génocide est un crime contre l’humanité et la préservation de sa mémoire est un devoir pour tous.
Ce soir à partir de 19h00, pour ceux qui le pourront, nous ferons ensemble une marche de souvenir, une marche de la mémoire, avec des flambeaux allumés, symbole de l’espoir pour les victimes, qui doivent rester notre lumière.
Une marche qui débutera de la Place royale et se terminera au Palais de Justice, pour montrer qu’en matière de génocide, la justice est primordiale. Elle sera suivie par une veillée de la mémoire au centre culturel d’Auderghem.
Venez nombreux pour nous aider à perpétuer cette mémoire, celle des nôtres, celles de vôtres et celle de l’humanité.
Je vous remercie